La meilleure partie des grains finit en nourriture pour cochons

Chaque année en Suisse, près d’une tonne de denrées alimentaires est perdue, et ce dès le processus de fabrication. C’est que nombre de producteur·rice·s ne savent pas à quel point leurs « déchets » sont précieux. Il arrive même que ce qui est jeté ait davantage de valeur que le produit alimentaire lui-même. Claudio Beretta et son équipe veulent changer les choses et travaillent pour cela sur un modèle qui calcule le potentiel des « déchets ».

Vous cherchez à déterminer comment valoriser au mieux les déchets résultant de la production de denrées alimentaires. Cela vaut-il vraiment la peine de les exploiter plutôt que de les éliminer ?
Absolument. Chaque année en Suisse, près de 2,8 millions de tonnes d’aliments finissent à la poubelle, dont un tiers rien qu’au cours de leur transformation. Il s’agit pour la majeure partie de ce que l’on appelle les flux secondaires. C’est énorme ! Cela équivaut à près d’un million de tonnes de CO2 qui part inutilement dans l’atmosphère. Ces chiffres montrent l’importance de l’impact que cela aurait sur l’environnement si nous exploitions toutes les matières résultant du processus de transformation des produits. C’est comme si près d’un dixième de la flotte automobile en Suisse disparaissait.

C’est donc que l’on sous-estime la valeur des déchets.
Alors d’abord, qu’est-ce qu’un déchet ? C’est quelque chose dont on veut se débarrasser parce que cela nous est inutile. Dans ce sens, les flux secondaires provenant de l’industrie agroalimentaire ne sont pas des déchets. Mais ils sont souvent considérés comme tels, par exemple lorsqu’ils sont acheminés vers les centrales de biogaz. Il est relativement rare qu’ils soient transformés en denrées alimentaires, sous leur forme la plus valorisée. C’est dommage car ces flux secondaires sont de précieuses matières premières et peuvent même parfois être plus nutritifs que le produit final.

Avez-vous un exemple de produit qui contient moins de nutriments que ses flux secondaires ?
Le pain blanc. Lors de la production de farine blanche, un cinquième du grain est perdu. Il s’agit notamment des fibres et des minéraux contenus dans le son de blé : la meilleure partie du grain d’un point de vue nutritionnel. Ce n’est que lorsque les céréales ont subi d’importants traitements aux pesticides qu’utiliser l’enveloppe externe du grain n’est pas judicieux sur un plan sanitaire. Mais le recours à de telles méthodes de culture devrait de toute façon être évité.

Dans le cadre de l’initiative Food 4.0 de la SATW, vous et votre équipe cherchez à savoir comment mieux utiliser ces flux secondaires. Comment y parvenir ?
Le problème vient souvent du fait que les producteur·rice·s ignorent le potentiel qui se cache derrière les flux secondaires et dans quelle mesure il est pertinent de les transformer. Prenons l’exemple du petit-lait : on peut tout à fait le boire tel quel, sous sa forme brute. Mais pour qu’il passe mieux aux yeux des consommateur·rice·s, on peut également le transformer, modifier son goût ou en faire un milk-shake. On peut aussi aller encore plus loin dans sa transformation et le décomposer en protéines et en lactose ; on utilise les protéines dans les poudres protéinées destinées aux sportif·ive·s et le lactose dans l’alimentation pour bébés. Mon équipe et moi-même développons actuellement un modèle qui calcule le potentiel d’économie réalisée sur le plan écologique lorsque l’on valorise les flux secondaires, ainsi que la quantité de gaspillage alimentaire que cela permettrait d’éviter.  Les résultats permettront aux producteur·rice·s d’optimiser leurs systèmes sur le plan écologique et de générer une plus forte valeur ajoutée.

Lorsque l’on connaît la quantité de flux secondaires jetée, on peut se demander pourquoi le sujet n’a pas fait plus tôt l’objet de recherches.
Il faut bien voir une chose : aujourd’hui, le marché regorge de produits hautement évolués issus d’un processus de fabrication particulièrement sophistiqué. Les fabricants ont beaucoup investi dans leur développement. La priorité pour eux n’était généralement pas d’optimiser en plus ces processus pour en limiter l’impact environnemental.  Mais comme les ressources se font de plus en plus rares et que nous avons dépassé la charge écologique acceptable pour notre planète, la question de l’impact environnemental est de plus en plus mise en avant.

Comment procédez-vous pour vos recherches ?
Nous développons notre modèle en nous basant sur la transformation du cacao en chocolat. Nous mesurons par exemple la quantité de pulpe et d’écorces de fèves de cacao entrant dans la composition du chocolat, les quantités d’énergie et d’eau nécessaires ou le mix énergétique utilisé pour sa fabrication. Nous nourrissons notre modèle de ces données. En principe, nous pouvons également intégrer les données d’autres processus de transformation dans notre modèle, par exemple celui du lait ou des protéines végétales. Au final, notre modèle pourra être appliqué pour évaluer les processus les plus divers. Nous avons choisi le chocolat car, comme le café, il fait partie de ces produits dont l’impact environnemental est particulièrement élevé. Chaque gramme compte.

Quel est le principal défi auquel vous êtes confronté dans vos recherches ?
Celui de convaincre les fabricants d’accepter de livrer leurs données et de les partager avec toute la branche. De nombreuses entreprises ont développé des recettes de fabrication confidentielles qu’elles ne souhaitent évidemment pas voir dévoilées à la concurrence. Nous devons donc arriver à convaincre les fabricants qu’il y a un intérêt pour eux à nous transmettre leurs données sous forme anonymisée et à pouvoir, en contrepartie, bénéficier des données d’autres entreprises. On ne leur demande pas de nous transmettre leurs secrets de fabrication mais uniquement les données pertinentes permettant une utilisation optimale des flux secondaires et l’évaluation environnementale de leurs produits. Nous pourrons ainsi, grâce à nos recherches, créer une valeur ajoutée pour l’ensemble de la branche.

De manière concrète, comment un fabricant peut-il utiliser votre modèle ?
Dans le meilleur des cas, une entreprise peut déterminer le nombre d’unités de charge écologique par kilo engendrées lors de chaque processus de valorisation, de l’acheminement vers les centrales de biogaz à la transformation en denrées alimentaires de qualité. Une manière de trouver la solution optimale sur le plan écologique et financier.

D’où provient la majorité des flux secondaires ?
Une quantité particulièrement importante provient de la transformation des céréales. Comme la Suisse produit beaucoup de fromages et de beurre, nous nous retrouvons également avec des quantités gigantesques de petit-lait et de babeurre. Les flux secondaires résultent également de la transformation de la viande, des fruits, des légumes ou des oléagineux. Par exemple, une fois les graines de tournesol ou de courge pressées pour en extraire l’huile, il reste ce que l’on appelle les tourteaux. Souvent on les jette alors qu’ils sont extrêmement intéressants d’un point de vue diététique, car riches en protéines et en fibres.

Mais comment convaincre les consommateur·rice·s d’acheter ces produits sous quelle forme que ce soit ?
C’est là toute la difficulté. D’un point de vue écologique, les flux secondaires représentent un potentiel énorme car l’impact environnemental de la production alimentaire est considérable. Mais du côté des fabricants, il faut aussi que ce potentiel soit rentable. Aujourd’hui, un nombre croissant de start-ups fabriquent des produits issus de flux secondaires. L’okara, par exemple, qui est le résidu de la fabrication du lait de soja, est transformé en succédané de la viande attrayant et le pain rassis utilisé pour le brassage de la bière, il qui donnera ainsi la bière au pain. Celle-ci est si intéressante d’un point de vue gustatif que les client·e·s sont prêt·e·s à payer plus cher pour la boire. Il est donc aussi possible de créer une valeur ajoutée financière à partir des flux secondaires et de trouver des consommateur·rice·s qui en apprécient les produits.